L’aube naissait à peine sur l’île aux Requins ; une pâleur diaphane effleurait l’horizon et la mer, d’un bleu d’acier, roulait paresseusement ses vagues contre les récifs. À travers la houle s’avançait une frêle embarcation. Trois hommes y prenaient place : deux maniaient l’aviron avec l’ardeur résignée des matelots aguerris, tandis que le troisième, enveloppé dans une large cape et tenant sa capuche rabattue sur le front, ne cessait d’impatienter ses compagnons par ses gestes brusques et ses exhortations impérieuses.
Tout à coup, l’esquif disparut derrière un voile de brume et reparut dans l’immense baie. Là, immobile et superbe, se dressait un trois-mâts de cinquante canons, dont la coque sombre portait encore les armoiries effacées de l’Espagne. C’était la Santa Monica, l’une des plus glorieuses prises que les forbans eussent jamais arrachées aux galions de Sa Majesté Catholique.
À peine les pieds sur la grève, les voyageurs entendirent une clameur joyeuse : des rires, des chants, des éclats de verres entrechoqués. Une grotte, non loin du rivage, semblait abriter ce tumulte. L’homme encapuchonné s’y dirigea. La scène qui s’offrit à lui était digne d’un peintre : les pirates, attablés, buvaient à longs traits, les plus jeunes suspendus aux récits des vieux loups de mer, tandis que les femmes, les cheveux dénoués, dansaient entre les tonneaux de rhum.
À l’instant même où l’inconnu s’apprêtait à franchir un rideau grossièrement suspendu, une voix s’éleva. C’était une voix claire, forte, féminine. Aussitôt, l’assemblée se tut et toutes les têtes se tournèrent vers une seule figure : Black Crow.
On disait d’elle qu’elle était la femme la plus redoutée de toutes les Caraïbes ; et, en vérité, à contempler ce visage angélique où perçait pourtant une résolution implacable, nul n’aurait douté de la légende. Elle s’avança, le regard souverain, et d’une voix qui ne souffrait point la réplique, s’écria :
— Mes amis ! L’heure n’est plus à la fête. La Fouine vient de m’apprendre qu’un navire espagnol, chargé d’or, a quitté Puerto Cortés à l’aube. Voilà pour nous une proie digne de la Santa Monica ! À vos postes, et que chacun se prépare : nous partons sur-le-champ !
Un frisson parcourut l’assemblée. Dans l’instant, tables renversées, bancs bousculés, hommes et femmes se précipitèrent sur le pont. Les voiles claquèrent au vent, l’ancre remonta dans un grincement de chaînes, et bientôt, le pavillon noir orné d’une tête de mort flottait de nouveau sur la mer. La Santa Monica fendait déjà les vagues, promesse d’un combat inévitable.
Quelques heures plus tard, la vigie, l’œil rivé à sa longue-vue, lança son cri :
— Galion espagnol en vue, capitaine !
— Préparez les canons ! tonna Black.
Alors, l’air résonna du fracas des décharges. Les boulets éventrèrent le flanc du navire ennemi. Dans un tumulte de fumée et de cordages, les pirates se jetèrent à l’assaut, bondissant à la corde ou s’engouffrant par les brèches. Le combat fut terrible : l’acier contre l’acier, la poudre contre le sang.
Au milieu du carnage, Black elle-même avançait, sabre au poing. Une douleur aiguë la frappa soudain à la cuisse : une jeune fille, tremblante mais résolue, venait de la blesser d’un poignard. D’un revers du pommeau, la capitaine l’assomma et se jeta dans la cabine du consul. Sur le pont, malgré le nombre des Espagnols, la vigueur farouche des corsaires l’emporta.
La victoire fut éclatante : les cales de la Santa Monica regorgeaient d’or, et le rhum jaillissait à flots pour célébrer la conquête. Mais tandis que l’équipage hurlait sa joie, Black, silencieuse, contemplait l’horizon. Dans sa pensée déjà, elle calculait la rançon que lui vaudraient ses prestigieux prisonniers : le consul de Séville et sa fille, l’infortunée Angela.